En créant ce blog j’avais pour ambition, entre autres, de donner un plus grand écho aux interrogations que l’on me fait et de prendre le temps de donner forme à mes réponses.
Alors cette question-là, je savais bien que j’allais devoir m’y coller un jour ou l’autre. Evidente dans le sens où elle vient d’emblée, elle n’est pourtant pas simple. Elle a été ma première appréhension avant même de mettre un pied en prison. J’avais accepté ce stage d’interne, très formateur sans nul doute et dont on m’avait dit beaucoup de bien, mais j’allais devoir entendre des histoires horribles, probablement pires que tout ce que mon imagination avait à me proposer. Je craignais de ressentir du dégout, de la répulsion, peut-être même de la peur, bref tout sentiment indigne d’un « bon » psychiatre et certainement néfaste à la thérapie.
Un de mes premiers entretiens me montra un autre danger. Je reçus une jeune patient qui s’effondra au bout de quelques minutes, son corps et ses larmes se répandant sur mon bureau, réduisant ainsi la distance entre nous et semblant appeler une contenance physique. Comment ne pas se faire happer par ce déferlement de douleur ? Comment ne pas se laisser inonder par cette émotion qui bloque la pensée ? Ne pas se précipiter sur une réponse opératoire pour arrêter cela ?
Car la question de savoir comment vivre après, ils sont nombreux à se la poser et à me la poser. Elle est de celles qui taraude et ne laisse pas de répit. Certains envisagent la mort comme une porte dérobée. D’autres se réfugient dans les toxiques. Comment avancer sans trahir ceux dont la vie s’est arrêtée ? Comment supporter le regard de l’autre quand on n’arrive pas à se regarder en face ? Alléger le poids de cette culpabilité quand elle permet aussi de garder une part d’humanité ? Ces question sont philosophiques mais elles ne sont ici pas abstraites, elles sont éprouvées et aucun discours construit à priori ne peut y répondre.
Je pense à un patient en particulier qui me convoque sans cesse sur ces interrogations. Le défi est vain et je m’y refuse toujours, non pas que je crois qu’il n’y ait pas de réponse mais car j’ignore à ce stade quelles vont être les siennes. Sa réaction face à mon incomplétude est un bon indicateur de son état d’esprit : tantôt il parvient à dominer sa frustration par l’humour tantôt il raille avec agressivité mon inutilité. Je pense aussi à cette patiente qui se demandait comment elle allait pouvoir « tenir » suite à la perte de son frère, frère handicapé à qui elle avait donné la mort car il lui était insupportable qu’il soit placé en institution. Je lui fis remarquer qu’il s’était écoulé deux mois déjà depuis le décès et qu’il ne semblait pas nécessaire que son intelligence sache comment « tenir » pour qu’elle soit capable de le faire.
Mais comme je le pressentais, un frisson dans le dos, un début de nausée surgissent parfois à certaines paroles. Des éprouvés corporels qui doivent alerter, questionner, comme autant de signes à intégrer dans le tableau clinique.
Si l’empathie s’appuie sur ce qu’il y a d’irréductiblement semblable entre deux être humains, le malaise révèle ce qui les sépare. C’est dans ce que le patient dit des faits plutôt que des faits eux-même que se mesure la distance entre nos deux constructions psychiques: une crudité là où la pudeur nous fait parler de « drame » et d' »événement », une jouissance là où nous sommes pris d’horreur, une injustice là où nous voyons une agression, une toute-puissance là où nous posons nos limites. Ce sont ces aller-retours , ce jeu de miroir qui permettent à notre compréhension de la personne de se construire.
Aussi nos sentiments humains ne font pas de nous de mauvais psychiatres pourvu que nous en fassions quelque chose.