Quand Madame G entre dans le bureau, elle commence par s’excuser. D’être là, de me prendre mon temps, d’avoir besoin d’aide. C’est une petite femme frêle qui s’habille avec soin et discrétion, qui porte ses cheveux gris en un chignon désuet et qui me donne du « Madame » plus que nécessaire.
Mais quand elle relève la tête, il y a ses yeux qui s’imposent et qui disent qu’il y a plus à comprendre que cette apparente docilité. D’où viennent-ils, ces yeux d’un bleu glacier qui vous transperce et vous fait fondre à la fois ?Comment sont-ils arrivés là, au milieu de ces pommettes un peu hautes et de ce teint mat ?C’est que là où la plupart des gens viennent de quelque part, Madame G fait partie des voyageurs, ceux dont l’origine se perd dans le temps, l’espace et les fantasmes.
Elle n’est pas très vieille Madame G, une petite cinquantaine, mais elle est déjà grand-mère. « C’est comme ça chez nous» me dit-elle. Cette explication reviendra souvent, justifiant ce qu’elle-même ne trouve pas toujours justifiable. Madame G a été scolarisée, au moins jusqu’au baccalauréat me semble-t-il, et elle a son permis de conduire. Ce qui lui a permis d’avoir d’autres désirs, de se débrouiller mieux que les autres mais malheureusement pas de s’affranchir de certains carcans. Madame G s’est mariée et a eu ses enfants jeunes parce que « c’est comme ça chez nous », mais son union étant malheureuse, elle y a mis fin et a travaillé et élevé ses fils seule. Et il lui aura fallu du courage, car ça, « ça ne se fait pas » chez les gens du voyage.
On lui aurait reproché de vouloir être indépendante, ou peut-être encore davantage d’y parvenir. Menace pour cette communauté qui a vécu et survécu grâce à la solidarité et la loyauté indéfectible de ses membres ? Il n’était pas question de la laisser se dérober et elle devait prouver, parce qu’elle était plus libre et autonome que les autres, qu’elle restait fidèle à ces valeurs. Jusqu’à ce qu’elle s’y oublie, jusqu’à ce qu’elle s’y épuise. Elle n’allait pas bien depuis longtemps déjà, à force de devoir donner, de devoir payer, de rendre des services qu’elle ne pouvait refuser et pour lesquels elle n’était pas remerciée. Elle n’avait plus rien à elle, pas même le sentiment d’être aimée pour ce qu’elle était. Elle avait pensé à mourir mais finalement il y a eu ce geste malheureux.
Avait-elle pensé à se faire aider, à consulter ? « Ca ne se fait pas, chez nous ». Fataliste, on ne sait pas trop ce qu’elle regrette, si ce n’est cet acte délictueux. Quant à la prison, elle s’y sent finalement « plus libre que dehors ».
Au fil de nos entretiens, ses yeux parlent et disent tour à tour la tristesse, la crainte, l’humour et la sagesse d’une femme qui a beaucoup vécu, qui s’est beaucoup battue. A l’avenir, elle aimerait penser davantage à elle mais le lui pardonnera-t-on ? Et surtout, se l’autorisera-t-elle ?
Je ne sais pas si c’est vraiment « comme ça » chez les gens du voyage, c’était peut-être uniquement la réalité de Madame G. Mais si son histoire m’a touchée, c’est qu’elle reflète le dévouement auquel les femmes sont assignées et leurs aspirations, quelles que soient les communautés.
Il y a aussi dans ses yeux là quelque chose qui vient de loin et qui est universel.