Les trois coups sont frappés, Monsieur F entre en scène. Ou plutôt il entre dans mon bureau. En bon tragédien, il commence par arpenter la pièce exigüe, puis, dédaignant le fauteuil, il s’accroupit dans un coin. Je me prépare de mon côté à tenir mon rôle. Donner la réplique à Monsieur F n’est pas facile. Il faut savoir doser son inquiétude et son empathie et, au moment où cela est possible, ni trop tôt ni trop tard, passer du drame à la boutade.
Monsieur F est incarcéré depuis plusieurs années maintenant : magouilles, escroqueries, faux sont l’essentiel de son casier judiciaire. Monsieur F met un point d’honneur à ne pas être confondu avec un vulgaire trafiquant, ou pire, un criminel. Il vient nous dire et nous faire dire qu’il n’est pas comme les autres ici, pas comme ses racailles.
Aujourd’hui, Monsieur F m’explique qu’il ne peut plus venir chercher son traitement en se mêlant à la foule qui arrive chaque matin dans le service : « Comprenez moi Docteur, certains ici n’ont aucune hygiène. Croyez-moi, ça sent le… le ragondin là-dedans ! »
Je hausse les sourcils.
« Même pire, le ragondin mouillé ! »
J’éclate de rire : « Avec de tels arguments Monsieur F, il est clair que je ne peux qu’accéder à votre demande. Nous allons organiser une délivrance bihebdomadaire de votre traitement, vous n’aurez à venir que deux fois dans la semaine. »
Être dupe sans l’être trop.
Il y a quelques mois, nous avons proposé un atelier artistique à un petit groupe de patients. Il s’agissait de réaliser, avec l’aide d’un artiste de rue local, une fresque murale destinée à embellir le hall d’entrée de notre service. De magnifiques oiseaux colorés perchés dans un branchage tropical nous accueillent désormais et font un peu oublier les lourdes grilles que nous venons de franchir. Hélas, Monsieur F n’avait pas été retenu pour participer à cette création. Qu’à cela ne tienne, peu après l’un de ces passages, nous avons pu constater qu’un des volatiles était désormais affublé d’une petite crête punk et de dents dessinées au marqueur noir. A chaque fois que je regarde cette fresque désormais, je suis partagée entre rire et colère. Je vois Monsieur F comme cet oiseau, oscillant entre ridicule et révolte.
Il est ainsi, en équilibre toujours précaire, un saltimbanque de l’émotion. Je l’ai vu par moments intenable et exubérant, parfois voulant mourir, ce qui l’a conduit à faire plusieurs séjours à l’hôpital.
Si sa détention n’a pas été de tout repos, c’est sa sortie qui l’inquiète aujourd’hui, autant qu’elle l’exalte. Dans un mois, il va retourner dans sa région d’origine, en Alsace. Son cousin qui y exploite une petite ferme, va l’héberger temporairement mais il a beaucoup de travail. Autrement dit, Monsieur F sera seul la plupart du temps. Qui sait jusqu’où ces monologues pourraient l’entraîner ? Qui sait ce qu’il pourrait faire sur un coup de tête ? Monsieur F appréhende, il a peur de lui-même. Il ne peut s’empêcher de dérouler des scénario catastrophe :Prendre son sac à dos et un bus vers nulle part, siffler la cave du cousin, piquer le sac d’une vieille… « Tout ça, j’en suis capable » m’assure-t-il effaré.
Ses dernières semaines de prison, il a demandé à les passer à l’hôpital de jour pour voir davantage les soignants, prendre correctement son traitement et s’assurer d’être stabilisé au moment de sa sortie. Nous discutons ensemble ce qui peut l’aider à se canaliser : Monsieur F s’est inventé une escorte en demandant que son oncle gendarme vienne chercher à la porte de la prison !
Je lui rappelle de mon côté que nous avons pris contact avec le Centre médico-psychologique proche de chez lui, où il a d’ores et déjà rendez-vous. Chose rare, Monsieur F aurait aimé avoir une obligation de soins, afin de faire pencher la balance de son ambiguïté du bon côté. Tel un oiseau en cage, il redoute la liberté retrouvée autant qu’il l’espère.
Monsieur F sort enfin sur une dernière boutade et la promesse de me donner de ses nouvelles. Quelques semaines passent avant qu’un coup de téléphone ne me parvienne. C’est le Centre médico-psychologique : a-t-on des nouvelles de Monsieur F ? Car il ne s’est jamais présenté…